Le Nouvel Observateur
Semaine du 23 Avril 1998
Rostrenen: laiques 17, cathos 11
Deux clubs de foot et une passion
Dans ce bourg breton, il y a longtemps que l’on a compris que ce jeu est, comme dirait Clausewitz, une autre façon douce de se faire la guerre.
Vonette a tout gardé. Les photos piquées d’humidité où posent fièrement des gaillards aux tenues impeccables, les articles jaunis des exploits de ses héros. Elle se souvient de tous les noms, de tous les matchs, restitue avec précision les scores et les noms des buteurs. Dans l’alignement exact du buffet, la télévision est pour l’instant muette. Mais Vonette, 70ans passés, ne manque pas une retransmission. «Dame, je suis une acharnée de foot, rigole-t-elle. C’est normal: je suis née presque dessus.» D’un geste elle désigne les champs auxquels est adossée la ferme de ses parents, où elle vit toujours: «A partir de 1909, on a loué le terrain au Club» – elle prononce clube. C’est dans la cuisine de ses parents que venaient s’étancher les soifs d’après-match. Le puit dans la cour faisait office de douche. Tout naturellement elle a pris la suite, jusqu’à devenir une figure de Rostrenen. Elle prévient d’emblée: «Je suis clubiste et de bonne gauche, pas comme les corbeaux noirs d’en face.» «Cette image est mensongère, rétorque sans rire un monsieur « d’en face », qui préfère rester anonyme. Depuis Vatican II, le clergé ne nous soutient plus guère.»
Tous les lundis, en ouvrant leur journal, Vonette et l’anonyme se précipitent sur les résultats du week-end. Vérifier, dans l’ordre, que son équipe a gagné, et que les autres ont perdu. Combien sont-ils à parcourir ces mêmes lignes en début de semaine? On dit que chaque Rostrenois est d’un camp ou de l’autre. Qu’on supporte l’une ou l’autre des deux équipes selon sa famille de pensée. Le foot ici, c’est du sérieux.
A Rostrenen, on parle de foot comme on débattrait de politique: avec des mots graves. Plantée aux confins de trois départements bretons, la ville compte quelque 4000 habitants, un hôpital qui emploie 1000 personnes, des jeunes qui désertent un peu plus nombreux chaque année et plus de 300 joueurs de football. Un gros bourg paisible. Mais le feu couve sous le granite. Car Rostrenen est divisée en deux. Y coexistent encore deux écoles, deux collèges… et deux clubs de foot: le Club sportif rostrenois et l’Avant-Garde rostrenoise. Les laïques contre les cathos.
Ce centre de la Bretagne, oublié par les touristes et par les aménageurs du territoire, cet Ouest agricole qui voit peu à peu s’éteindre ses fermes est une terre de football. Guingamp n’est pas loin, dont le maire Noël Le Graët est aussi président de la Ligue. Mais le foot ici est plus qu’un simple jeu de ballon. Sur le terrain se dénouent des enjeux autrement plus importants que le nombre de buts marqués par telle ou telle équipe. Le foot régule, cristallise les rivalités et permet, comme le souligne un jeune Rostrenois, «de ne pas se taper dessus». A entendre ses habitants, la ville serait divisée en deux clans irréconciliables. D’un côté, les laïques, issus et amoureux de l’école publique, supporters inconditionnels du CSR (le fameux «Clube») et non moins inconditionnels électeurs de gauche. Un temps tenté par le «football-progrès», utopie autogestionnaire des années 70 oblige, le Club est revenu à un fonctionnement plus classique. De l’autre côté, les fidèles de l’école privée, plutôt à droite et abonnés à l’équipe issue du patronage d’antan, créé dans les années 20 par le vicaire du cru. Et depuis des générations, les «clubistes» et les «A.G.Ristes» se livrent une douce guéguerre par résultats sportifs interposés. «Instits laïques et sectaires» contre «représentants de la calotte», Clochemerle est breton. Mais le clivage n’est pas que folklorique. On ne fait pas les choses à moitié: dans les années 80, le maire était communiste (comme le conseiller général aujourd’hui), il a été délogé… par le curé de la ville.
«Ici, on naît et on meurt AGR ou CSR», explique Jean-Yves. Cet infirmier, qui espère fêter ses cinquante ans au Stade de France le 12 juillet pour la finale de la Coupe du Monde, est un fervent clubiste. «C’est comme ça, c’est de famille: quand on va à la laïque, on est CSR. Si on va à Compostale, l’école privée, on est AGR.» Une règle immuable. Jean-Yves a joué, bien sûr, mais surtout beaucoup supporté et participé aux traditionnelles troisièmes mi-temps. Avec Marie-Claire, sa belle-sœur, ils ont été de tous les déplacements, piliers du car des supporters qui sillonnait la région. Une équipe que Jean-Yves n’a jamais vu jouer, c’est celle du patronage: «Leur payer une entrée? Pas question!» Ce qui ne l’empêche pas, les jours de match de l’AGR, d’aller traîner du côté du stade, «pour voir combien ils ont de spectateurs».
Camille Bercot a 60 ans passés. Il est médecin de campagne. Son père était mécanicien, mais tenait à ce que le petit Camille passe son bachot. On l’inscrivit donc à Compostale (il n’y a pas de lycée public à Rostrenen). «Voilà pourquoi je suis entré à l’AGR, explique aujourd’hui le docteur, qui présida le club pendant plus de trente ans. Je suis fidèle à ce qu’on m’a inculqué quand j’étais petit.» Il avait 15 ans à la sortie de la guerre et se souvient très bien que pendant une année les deux équipes ont tenté la fusion. Ce fut l’échec, «pour des raisons politiques», explique-t-il pudiquement; et chacun retourna à son bercail. Depuis, le médecin de l’AGR a assisté à de nombreux derbies. Les derbies, parties fiévreuses où Rostrenen reçoit Rostrenen, c’est un peu comme un duel Peppone-Don Camillo ou comme les élections: ça permet aux deux camps de se compter. Depuis 1955, les deux clubs se sont affrontés 32 fois. Les laïques sont les grands vainqueurs avec 17 victoires, contre 11 aux cathos et 4 matchs nuls. Mais depuis quelques années, le vent tourne et l’ancien patronage a repris l’avantage. 1995 fut l’année noire de la gauche rostrenoise. Il a fallu encaisser un Chirac président, une défaite aux élections municipales et la montée en division supérieure (division d’honneur régionale) de l’équipe première de l’AGR. «La honte sur nous!»,disent encore les clubistes, alors que les A.G.Ristes ont le triomphe modeste: «On a été longtemps dans l’ombre, mais nos efforts ont payé et notre travail est récompensé.»
Quand les pieds ont parlé, si l’on ose dire, après le coup de sifflet final de l’arbitre, vient le temps de la bagarre psychologique. Rumeurs, mensonges, secrets, manipulations, on se croirait en pleine guerre froide: tout est bon pour déstabiliser l’autre camp. Ainsi en est-il de la question des joueurs qui ne sont pas nés à Rostrenen mais qui sont recrutés, comme chez les pros, dans d’autres clubs. Jacques Coadic est un fou de football. Chroniqueur sportif pour une feuille locale, il connaît comme personne le foot des Côtes-d’Armor. Il décortique chaque dimanche les matchs du championnat et sait faire venir les plus talentueux des joueurs dans son équipe. A l’affût de tous les talents, il est l’artisan de la réussite actuelle de l’AGR. Problème: l’homme a été pendant sept ans responsable des juniors du CSR. Il est donc considéré comme un traître. Des rumeurs circulent. On dit qu’il a «tout fiché dans son ordinateur» et qu’il «pille les joueurs sans vergogne en leur proposant de l’argent ou du boulot». Dans les années 70 déjà, les dirigeants du patronage avaient été surnommés les «patro-dollars». «Les curés, pour amorcer, ils sont toujours prêts à donner le sou», dit Vonette. En face, on se gausse de la frilosité et de l’archaïsme presque stalinien des cadres du club laïque: «Pour garder la ligne politique, ils restent entre eux et refusent de faire venir des joueurs de l’étranger.» «L’étranger», évidemment, commence au bout de la route.
Certains disent que l’affrontement entre les deux blocs n’est plus ce qu’il était, que la tension s’est nettement apaisée, que les jeunes ne sauraient plus guère ce qui fait la différence entre les deux clubs. Que les passions politiques, ici comme ailleurs, se seraient affaiblies. Voire. Le 16 mai, cinq trentenaires mettent fin à leur carrière au CSR. Le club organise pour l’occasion un jubilé, comme chez les pros. Pas un joueur de l’Avant-Garde rostrenoise n’est convié à la fête…
Isabelle Monnin
Le Nouvel Observateur